• Jean Millien: itinéraire d'un enfant terrible (par Eric Boldron)


    Jean le Terrible et Eric Boldron au "Rêve", rue Caulaincourt.




    (Article paru dans Paris-Montmartre n°13-62 mars 2006)


    Il entra... " dans un bruit de tempête " aurait dit Jacques Brel. Car il ne savait pas entrer autrement. Mais nous n'étions pas à Amsterdam, et le personnage n'était pas marin. Nous étions à Montmartre! La tempête se prénommait " Jean ".
    " Fumiers d'Anglais! " cria-t-il de sa voix fracassante, couvrant les grésillements d'une radio mal réglée qu'il cachait, quelque part sur lui.
    " Tiens! V'là ton idole! " me dit, avec son accent de titi parisien le Gaulois, mon voisin de bar.
    Si vous aviez vu l'allure de « l'idole »!
    « l'Armée Rouge dans la rue Blanche! » hurla Jean Millien.
    Imaginez un énergumène avec un blouson en toile bleue délavée, un béret à l'envers sur la tête, un short trop large révélant des jambes frêles avec des genoux cagneux, aux pieds d'énormes baskets pleines de peinture... et, pour compléter ce tableau déjà surréaliste, un pneu autour du cou!
    Mon « idole» ! Le terme est bien sûr une métaphore pleine d'humour . Mais il est vrai que je n'ai jamais caché ma sympathie à l'égard de Jean Millien.
    Aux gens de passage qui demandaient: " Qui c'est, ce cinglé? ", combien de fois ai-je été tenté de révéler le potentiel insoupçonné de ce personnage qualifié, souvent à juste titre, d' " insupportable ". Mais il aurait fallu étaler les multiples étapes de son étonnant cheminement de peintre:
    Citer les Beaux-Arts de Prague, les Arts Décoratifs de Paris, parler de son association d'artistes de la Côte Basque, des toiles que lui acheta l'état, de celle qui entra au musée d'Alger, de sa collaborations avec Robert Naly, avec lequel il développa de façon véritablement alchimique sa science de la gravure et de la couleur. Il aurait fallu parler de ses autres collaborations, Paul Eluard, dont il fit le portrait, de sa rencontre avec Marcel Aymé, d'un portrait qu'il fit de Georges Brassens, lorsque celui-ci chantait à Montmartre, ou encore du père de Johnny Halliday qu'il hébergea dans son atelier, rue Caulaincourt, de Claude Nougaro qui le recevait Avenue Junot....
    Et tout à coup voilà notre Millien, toujours à la porte du bar, qui lève le poing et se met à beugler en allemand:
    " Ein Volk! Ein Reich! Frankreich! ... Chirac!" (Un peuple! Une nation! La France! ...Chirac!)
    Jean Millien, anarchiste inclassable, se fichait complètement de la politique mais ce nom de Chirac, encore Maire de Paris à l'époque, avait un son qui lui convenait: ça déchirait bien le silence! Si on pouvait parler de silence, avec cette cacophonie radiophonique qui de toute évidence, émanait du pneu. Le Gaulois - un intrépide celui-là - osa interrompre notre héros en colère en lui demandant de baisser la musique. Jean Millien, l'air menaçant, le fixa, plongea la main dans le pneu... et ... offrit le transistor toussotant au perturbateur avant de s'engager dans l'allée centrale du café.
    " Petit fumier, fit Millien en plissant les yeux ."
    En fait, on ne savait pas trop à qui ça s'adressait, Millien arpentait les lieux en nous dévisageant l'un après l'autre.
    " Petit fumier! répéta-t-il deux fois encore "
    S'approchant d'une jeune femme, pas très rassurée, il sortit sèchement une rose du pneu et, sans quitter son rictus menaçant la lui offrit. Mais bientôt, le visage de l' " homme au pneu " se métamorphosa en sourire radieux. Il entonna, la main sur l'épaule de sa nouvelle copine " Bal, petit bal " de Francis Lemarque. En version " Millien ", ça donnait:
    " Quand je t'ai connue,
    Tu montrais ton cul,
    A tous les passants... "
    Cela fit beaucoup rire la jeune femme. Mais déjà Millien s'était retourné, et avait repris son air " terrifiant ".
    Le pneu était pleins de trésors. Jean offrit une boîte de pastels a un enfant attablé avec son père, un livre à une mamie, une boîte de clous à son conjoint... Il distribua ainsi toutes les autres babioles qu'il possédait, jusqu'à ce que le pneu soit vide.
    Le Père Noël avait fini sa tournée. Il posa son pneu au pied du bar et commanda un verre de rouge.
    Le Gaulois allait partir. Au moment de payer: " J'prend le verre du " p'tit fumier " dit-il en désignant Millien. Puis il sortit, oubliant sur le bar le transistor éteint.
    Millien, silencieux, était accoudé au bar devant son verre. La nuit tombait.
    C'était sa pause, en attendant d'aller " terroriser " un autre versant de Montmartre.


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